« Cordelia! » La voix tonitruante d’Ezekiel Ravencroft résonnait dans toute la demeure familiale. Ses paroles traversèrent les mûrs du manoir tel un fantôme enragé à la recherche de sa proie. Quelques instants après on entendit les pas pressés d’une petite fille descendant les escaliers. Elle manqua de trébucher plusieurs fois avant de se retrouver devant la tête de la famille. Dans sa petite robe bleu pâle, elle fixa son paternel d’un air piteux. « Oui, père? » lui dit-elle d’une voix tremblante. Elle savait pourquoi son père l’avait appelé, mais elle ne voulait pas provoquer sa colère davantage en essayant de s’expliquer prématurément. « La mère d’Oliver est dans le salon présentement. Elle me dit que tu aurais transformé son fils en… en crapaud de toute chose… » Ezekiel pousse un long soupire. Le cliché était juste trop pour lui. « Mais papa!... » « Pas de "Mais papa!" Je veux que tu le retournes à sa forme originelle sur-le-champ! » La petite Cordelia soupire et elle monte chercher le petit amphibien qui était en fait le fils de leur voisin. Elle le dépose au sol, puis avec un geste de la main, elle murmure une incantation et pouf! Voila le crapaud devenu un cochon. Les yeux furieux d’Ezekiel se posent à nouveau sur sa progéniture. Il lui livre un claque inoffensive derrière la tête de sa fille. « Aïe! Mais papa tu m’as dit que le retourner à sa forme originelle! » On entend alors le rire cristallin d’Allegra, épouse d’Ezekiel et mère à Cordelia. « Ezekiel, chéri... Pas besoin d’être aussi dur avec elle. Ne me dis pas que tu n’as jamais fait quelque chose de semblable dans ta jeunesse. » Le paternel prend un air complètement offusqué. « Pardon? Moi, Ezekiel Ravencroft, n’a jamais...! » Allegra balaye ses paroles d’un signe de la main. « Aller chéri pas besoin de te fâcher de la sorte pour un rien. Cordelia, je crois que la mère d’Oliver voudrait ravoir son petit garçon. Alors, si tu pouvais bien… » La petite fille hoche de la tête et prononce une seconde incantation qui retourna Oliver à sa forme humaine. Le garçon, complètement hystérique, se met à crier et à pointer Cordelia du doigt. « SORCIÈRE! SORCIÈRE! » Avant que le garcon ne puisse se sauver, Allegra lui attrape doucement le bras et s’accroupit à côté de lui pour le fixer dans les yeux. « Allons, mon petit, ne t’énerve pas comme ça. Viens, tout va bien aller. » Le garçon plongea ses yeux dans les prunelles bleu clair de la matriarche de la famille, comme s’il était attiré vers ces derniers. Au bout d’un moment, il tomba inconscient dans les bras de la mère de Cordelia. « Voilà, c’est ça. Fais dodo... » Elle se tourna vers Ezekiel et lui tendit le petit Oliver. « Chéri, voudrais-tu t’occuper du garçon pendant que je vais endormir sa mère? Merci chéri tu es un ange! » Ezekiel monta l’escalier central avec le garçon dans  ses bras. Avant de disparaître à l’étage supérieur, il jeta un regard sévère vers sa fille, qui pencha les épaules et fixa le sol, honteuse.



La famille de Cordelia était une des familles les plus influentes en Angleterre. Les générations s’étendaient sur des centaines d’années, ce qui leur avait accumulé une immense fortune. Leur nom portrait beaucoup de poids également dans le monde des sorciers. Ezekiel s’était fait une réputation écrasante parmi ses confrères. Sévère, loyal, businessman, il portait le titre de tête de famille avec fierté. Sa douce moitié, Allegra, était aimée de tous, mais surtout de sa fille. Cordelia admirait sa mère. Elle était son idole. C’est pourquoi sa mort lui pesa autant sur le cœur. Atteinte d’une maladie incurable, la mère de la jeune Cordelia périt lorsqu’elle n’avait que douze ans. À présent la seule femme dans leur immense manoir, Cordelia se sentit seule plus que jamais. Son père étant constamment occupé par le travail, la jeune fille n’avait personne pour lui apprendre les arts de la sorcellerie. Cordelia dut alors apprendre par elle-même comment contrôler ses pouvoirs de sorcière. Avec un père comme celui qu’elle avait, la discipline lui venait facilement.

Ce fut dans la solitude que Cordelia grandit. Après plusieurs années, elle avait passé à travers pratiquement tous les livres de magie que contenait leur grande bibliothèque. Voulant se prouver davantage à un père difficile à plaire, elle se mit à s’intéresser à la muséologie et chercha à prendre la relève de son père qui était conservateur dans un musée de Londres. Ses efforts pour l’impressionner furent en vain, mais elle découvrit néanmoins une passion pour les vieilles choses. Elle aimait collectionner des artefacts historiques et son immortalité de sorcière lui permettait justement de le faire. Elle se mit à rassembler une petite collection d’artefacts pour le musée de Londres, encore dans le but d’impressionner papa. Lorsqu’elle arriva pour lui montrer sa collection, Ezekiel fracassa tous les reliques qu’elle avait amassé en lui disant qu’elle devrait tout simplement disparaître et ne plus jamais l’embêter. Le cœur de Cordelia, comme les reliques qu’elle avait perdues, s’était cassé en milles morceaux.

Bien que son père ne fut pas impressionné par sa collection, le propriétaire du musée fut extrêmement satisfait des trouvailles de Cordelia et il l’engagea en tant qu’apprenti conservateur. Il lui montra tout ce qu’il y avait à savoir sur l’emploi de conservateur et, comme de fait, lorsque son père démissionna, ce fut Cordelia qui prit la relève. Ayant eu beaucoup d’expérience dans le domaine de la muséologie, sa performance au musée était impeccable. Son indépendance et son autonomie se développèrent davantage. Cordelia était heureuse parmi tous les artefacts et les reliques de l’Histoire. Cependant, son père ne semblait toujours pas apprécier le beau travail que sa fille faisait et cela rongeait le cœur de sa fille. Elle se demandait sans cesse pourquoi il ne lui accordait même pas l’ombre d’une tendresse. Pourquoi la rejetait-il ainsi? La mort de son épouse l’avait certainement affecté, mais à ce point? Cela faisait déjà quinze ans qu’elle était morte. Certes, elle lui manquait à Cordelia, mais elle commençait à croire que son père souffrait peut-être d’une dépression sévère…



Puis, une journée, son père vint la rencontrer au musée. Il avait l’air fatigué, épuisé même, mais il semblait, pour une fois, heureux de la voir. « Cordelia! » La jeune sorcière se tourna vers lui. « Père! Quelle… surprise! » Ezekiel s’approcha d’elle. Il lui prit les mains doucement. « Quelle belle journée, n’est-ce pas ma chérie? » Il faisait orage à l’extérieur. « J’ai une surprise pour toi ma chérie. Je crois que tu vas beaucoup l’aimer… » Cordelia le fixa d’un air suspicieux. « Tu ne me fais jamais de surprise, père. » « C’est vrai, mais cette fois je l’ai fait. Viens, je veux te le montrer tout de suite! » La jeune femme regarda sa montre en se mordant la lèvre. « Père je ne finis pas de travailler avant un moment. Ça ne peut pas attendre? » Un regard de rage traversa les yeux de son père. « NON! » hurla-t-il, faisant sursauter Cordelia. « Je dois te le montrer tout de suite! » Ne sachant pas trop quoi faire, Cordelia regarda autour pour trouver de l’aide dans les environs. Heureusement, son patron était venu faire un tour et avait entendu leur conversation. « Ça va, Cordelia, tu peux y aller. Profite de ce temps pour passer du temps avec ton père. » Elle hocha de la tête et après avoir été chercher ses affaires, quitta le musée avec son père.

Cordelia ne savait pas où son père l’emmenait, mais les lieux étaient inquiétants. Derrière leur manoir familial se trouvait un petit monastère abandonné entouré de forêt. Avec l’orage qui rageait dehors, le monastère était à peine visible dans l’obscurité de la nuit. Seuls les éclairs illuminaient brièvement l’endroit sacré. Le père de Cordelia l’entraîna à l’intérieur d’une crypte qui descendait sous terre. « Père, où m’emmènes-tu? » Ezekiel lui fit signe de se taire. Il semblait à peine capable de contenir son excitation. Il rigolait tout seul à voix base, ce qui inquiétait grandement sa fille. Ils arrivèrent finalement dans le sous-sol de la crypte. La pièce était plongée dans une obscurité opaque. Cordelia ne pouvait pas voir un centimètre devant son propre nez. Son père lui lâcha subitement la main, la laissant perdue dans les ténèbres. « Papa? Où es-tu? » Aucune réponse. Elle fit quelques pas vers l’avant, le cœur rempli d’incertitude. Son père l’avait-il emmené ici pour la tuer? Quelle surprise lui réservait-il? Soudainement, les lumières s’allumèrent, dévoilant le corps d’une femme assise sur une chaise. Un cercle magique tracé avec du sang avait été dessiné autour d’elle. Lorsque les lumières s’allumèrent, la femme sembla se réveiller, comme si elle dormait depuis tout ce temps. Cordelia constata avec horreur l’état de la femme. Ses membres et son visage avaient été cousus ensembles, comme si quelqu’un avait ramassé des morceaux de cadavres pour reconstituer cette femme. Et son visage… Il ressemblait tant à celui de sa mère, Allegra. Lorsqu’elle posa son regard livide sur Cordelia, son sang se glaça. « N’est-t-elle pas parfaite, ma chérie? » lui dit son père en s’approchant de la pauvre. « Je l’ai reconstruite… J’ai prit tous les parties qu’il me fallait pour la ramener… Ma déesse, ma Allegra… Dis bonjour à notre petite fille, mon amour. » La femme poussa un gémissement cadavérique. La nausée s’empara de Cordelia. « Tu… tu as… À qui appartenait ce corps père!? » Il émit un rire hystérique et se mit à caresser le visage de sa femme. « Partout! Il y a tant de belles femmes à Londres! Mais personne d’aussi belle qu’Allegra ! Alors j’ai dû choisir les parties que je voulais afin de restauré la beauté de ma bien-aimée! » Tout devint clair à ce moment. Cordelia se souvint des articles dans les journaux des dernières années depuis que sa mère était décédée. Des femmes avaient été portées disparues et personne n’avait retrouvé leurs corps. Depuis tout ce temps, son père les avait arrachées de leurs familles afin de les découper et les utiliser pour reconstruire sa femme par nécromancie. La réalité des actions de son père la dégoutait au point qu’elle ne put s’empêcher de gerber par terre. « Père… tu es… UN MONSTRE! Comment as-tu pu pervertir l’image de maman comme ça?! » Dans un excès de rage, Cordelia envoya une onde de choc qui expulsa son père contre un mûr. Confus, il fixa sa fille d’un air paniqué. « Mais chérie, je nous ai ramené ta mère! Nous n’avons plus besoin d’être seuls! » Une force invisible s’enroula autour de la gorge d’Ezekiel. Cordelia le fixait avec une haine sans limite. « Depuis tout ce temps, c’est ça que tu accomplissais ici dans ce sous-sol ?! Et tout ça pour ramener maman à la vie ?! Tu me dégoûtes papa ! Tu ne mérites pas de vivre dans ce monde! » Elle resserra sa magie autour du cou de son père, qui ne respirait plus. Sa tête finit par se détacher de son corps sous la force de la magie de Cordelia. À se moment, la magie qui avait lié la femme à son père rompit, ce qui libéra l’esprit torturé du cadavre. Tachée du sang de son père, la jeune sorcière regarda ses mains avec horreur. Des larmes coulèrent de ses yeux comme des cascades et toute la rage s’expulsa de sa bouche dans un seul cri.


Cordelia s’assura que les familles qui avaient perdu un des leurs eurent l’esprit en paix et elle enterra le corps de la femme que son père avait créé. Après quelques mois, des rumeurs circulaient parmi les sorciers que Cordelia avait aidé son père à commettre ses horreurs et que c’était en fait le rituel qui l’avait tué. On racontait qu’elle allait continuer le bon travail de son père, ce qui lui valu une petite visite de la part d’un des fondateurs de Bornaway. Afin d’éviter qu’elle soit un danger pour les humains, on lui demanda de venir s’installer dans cette ville où les créatures magiques étaient acceptées. Afin de montrer qu’elle n’était d’aucun danger, elle accepta la demande contre ses désirs et devint citoyenne de Bornaway. Bien qu’elle tient beaucoup de rancune envers le fondateur qui l’a arraché de son milieu, elle s’est néanmoins bâtit une bonne vie au sein de cette nouvelle ville.